Les effets paradoxaux de la démocratisation fonctionnelle

Cédric Moreau de Bellaing

1e et 3e mardis du mois, à partir du 19 novembre 2024, 10h30-12h30, campus Jourdan, salle R3-46 (bâtiment Oïkos).

Inscription : cedric.moreau.de.bellaing@ens.psl.eu

La démocratisation fonctionnelle est l’expression qu’emploie Norbert Elias pour décrire les deux tendances historiques travaillant, indissociablement l’une de l’autre, l’ensemble des sociétés humaines marquées par un accroissement de la division du travail et par l’extension des chaînes d’interdépendances entre groupes, entre individus, et entre individus et groupes. Pour le sociologue allemand, ces sociétés sont traversées, d’un côté, par des processus d’intégration sociale tendant à réduire, sur le long terme, les écarts entre statuts sociaux et contribuant à renforcer les attentes et les revendications en matière d’égalisation, et, de l’autre, par des processus de différenciation sociale par lesquels les groupes et les individus marquent de plus en plus leurs dissemblances, leurs identités propres et leurs spécificités.

Si ces deux processus vont inévitablement de pair (tout comme la sacralisation de l’individu est un effet de la division du travail chez Émile Durkheim), leur orientation, d’une part, et leur conjonction, d’autre part, ne vont pas toujours de soi, au point que la démocratisation fonctionnelle produit des effets paradoxaux. Mise en évidence dans un précédent travail sur le maintien de l’ordre et de ses transformations en France, dans lequel la crise qui affecte aujourd’hui la police des foules a précisément été sociologiquement comprise à l’aune des effets paradoxaux de la poursuite de la démocratisation fonctionnelle, que ceux-ci soient provoqués par la continuation des processus d’intégration ou de différenciation sociales, par les réactions que ces processus peuvent susciter ou par une tension entre intégration et différenciation sociales, ce séminaire entend quitter ce terrain empirique spécifique pour éprouver l’hypothèse des effets paradoxaux à d’autres secteurs sociaux et politiques réputés en crise.

Le séminaire partira du principe que la notion empruntée à Norbert Elias (qu’il a formalisée à la suite de celle de démocratisation fondamentale forgée par Karl Mannheim) permet d’apporter un éclairage sociologique renouvelée aux situations critiques contemporaines en les interprétant non comme des ruptures mais comme des conséquences de la continuation des processus sociaux orientant les situations routinières et comme des contradictions internes à ces processus. Trois axes seront en particulier interrogés, sans être exclusifs de nouvelles propositions. Le premier concernera les transformations des relations d’autorité en démocratie : les processus d’intégration sociale tendent en effet à les dénaturaliser, puisque les écarts sociaux se réduisent, et à rendre plus contestable leur exercice sans justification préalable ; et, dans le même temps, la progression de la différenciation renforce l’existence d’asymétries, a minima de connaissances et/ou de compétences transformant la nature même de ce que l’on entend communément et collectivement par « autorité ».

Le deuxième se focalisera sur ces phénomènes sociaux de dénonciation de l’insuffisante démocratisation de la démocratie politique qui, au lieu de formuler leurs contestations dans le registre classique de la critique sociale (qu’elle soit classiste ou intersectionnelle) pour dénoncer le manque d’intégration, prennent pour cibles privilégiées les formes de différenciation sociale (professionnelles, médicales, etc.) perçues comme les indices probants de l’absence de « réelle » démocratie.

Le troisième portera sur l’interrogation jusque dans l’espace intellectuel en cherchant à lire aussi la crise contemporaine des sciences sociales comme un effet paradoxal de la poursuite de la démocratisation fonctionnelle, et ce doublement : du point de vue externe, d’une part, en ceci que les menaces sociales et politiques qui pèsent sur les sciences sociales peuvent être comprises comme des réactions hostiles vis-à-vis des résultats critiques que ces disciplines produisent à propos des processus d’intégration et de différenciation sociales ; et du point de vue interne, d’autre part, lorsque les sciences sociales critiquent les avancées insuffisantes de la démocratisation politique en ne prenant pas toujours la mesure des conséquences induites par le fait qu’elles sont elles-mêmes une expression de la poursuite de la démocratisation fonctionnelle.